
Pour Ugo Perone
On s’éveillait matin, on se levait joyeux,
La lèvre affriandée, en se frottant les yeux …
On allait, les cheveux emmêlés sur la tête,
Les yeux tout rayonnants, comme aux grands jours de fête…
La fête est souvenir, elle est destinée au souvenir. A l’attente et au souvenir.
N’est-ce pas pour ça qu’elle est faite, la fête ?
Rimbaud écrit son poème au passé. Hölderlin suggère l’éloignement et dit « comme au jour de fête ». Hugo raconte au passé simple la fête chez Thérèse :
La chose fut exquise et fort bien ordonnée.
Car il faut à la fête un ordre, une harmonie, une construction même et un cérémonial. Il se peut, il est même très probable que l’ordre soit destiné à se défaire dans la confusion et l’égarement. Mais c’est ainsi qu’on se souviendra, la fête finie, qu’elle a eu lieu et que l’on a fêté.
Avez-vous bien fêté ? demande-t-on d’un ton gourmand ou bien caustique. Il se pourrait donc qu’on ait mal fêté : ces choses sont fragiles et toujours menacées de rater.
Fragile comme tout ce qui brille et saute et s’étourdit. Fragile comme ce qui ne doit pas s’installer mais seulement jaillir, étinceler et puis s’éteindre.
S’éteindre et avec elle éteindre tous les feux, les ardeurs, les épanouissements et les ivresses.
O Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux !
Avec tes yeux de feu brillants comme des fêtes
Calcine ces lambeaux qu’ont épargnés les bêtes !
Baudelaire meurtri par le désir gémit, aspire à être consumé par la beauté qui l’accable. La fête rime avec la bête dans une férocité rayonnante et impitoyable.
Sans doute avait-il lu Leopardi :
À mon premier âge, à l’âge où on attend avec impatience le jour de fête, quand ce jour était passé, dans ma veille douloureuse je pressais mon lit, et bien tard dans la nuit un chant, qu’on entendait par les sentiers mourir peu à peu en s’éloignant, me serrait déjà le cœur de la même façon.
Mais il n’est pas besoin qu’il ait lu ce Soir de fête : c’est tout un siècle au cours duquel les fêtes devinrent amères, désenchantées et destructrices.
Non plus ces fêtes délicates et délicieuses dont on pouvait dire comme Pétrarque que
un certain nombre de dames ayant été choisi pour orner ce glorieux jour de fête, le bon et entier jugement discerna aussitôt, parmi tant et de si beaux visages, le plus parfait de tous.
ni ces fêtes heureuses et bondissantes au rythme des vers d’Horace :
Nunc est bibendum, nunc pede libero
Pulsanda tellus
Mais fêtes défaites ou fêtes satisfaites, les fêtes sont fragiles, labiles essentiellement. Il n’y a pas de fête que sa propre institution ne contrarie et n’attriste. Non sa seule institution officielle mais sans doute déjà le fait même que la fête ait lieu.
Il faut en conclure que la fête n’est pas un fait – en français cela sonne bien, ou mal, comme on voudra – ou qu’elle ne doit pas être faite (encore mieux ! c’est une petite fête verbale) mais qu’elle est une idée, un rêve, un frisson.
Comme toute idée, tout rêve et tout frisson, elle est nécessaire dans sa nature d’étoile filante ou de feu d’artifice. Elle est l’idée, le rêve et le frisson d’une césure dans le temps, d’un présent grand ouvert, évasé, n’attendant ni ne rappelant rien, tout à sa propre fugacité renouvelée dans la stance d’un instant. C’est l’exception, la suspension du cours et du discours.
Telle est la raison pour laquelle, comme l’écrit Thomas de Quincey,
Il n’y avait point d’ami de Kant qui ne considérât le jour où il devait dîner avec lui comme un jour de fête
Parce que Kant voulait précisément qu’un repas pris en commun fût distrait du cours des obligations, des convenances et des décompositions analytiques. Il connaissait trop la mauvaise infinité des causes enchaînées dans le temps pour ne pas désirer sans concession une rupture des chaînes dans un temps de fête qui soit la fête du temps même, cette chose – force ou forme – qui seule ne se trouve pas dans le temps.
(le 2 juin 2015, jour de la fête de la République Italienne)
Bref air de fête. Pour Ugo Perone